E-Book, Französisch, 349 Seiten
Thibaudet La Campagne avec Thucydide
1. Auflage 2023
ISBN: 978-2-322-48098-2
Verlag: BoD - Books on Demand
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
E-Book, Französisch, 349 Seiten
ISBN: 978-2-322-48098-2
Verlag: BoD - Books on Demand
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De la guerre du Péloponnèse à la guerre de 14-18. Dans ce texte, un soldat de la Grande Guerre nous offre une mise en perspective avec la guerre qu'il vit.
Critique littéraire, historien et professeur de français.
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LA
CAMPAGNE AVEC THUCYDIDE
Il semble qu’il y ait, comme en des œuvres d’art, une vie intérieure intense et un rayonnement indéfini dans certains apologues de l’antiquité. Apologue, allégorie, mythe, je ne sais : des histoires simples, en tout cas, qui respirent d’intelligence subtile. Je ne me souviens plus du sens que je voyais autrefois à l’histoire de la sibylle de Cumes et de ses livres, je sais seulement que ce sens me charmait, et que j’y vois aujourd’hui un sens qui, certainement, n’est pas le même, et qui me séduit et me fait songer autant que l’ancien. On sait le conte. La Sibylle apporta un jour à Tarquin neuf livres dans lesquels était contenu l’avenir de Rome, et dont elle demandait beaucoup d’argent. Tarquin, économe, refusa. L’année suivante, elle revint, dit au roi qu’elle avait brûlé trois de ses neuf livres et lui offrit les autres pour le même prix. Tarquin la tint pour folle et la chassa. Un an après il la revit : elle avait brûlé trois livres encore, et des trois qui restaient elle voulait toujours la même somme. Tarquin alors, soit sur un bon conseil, soit de lui-même, la reconnut pour sage, lui fit compter l’argent et les trois livres furent conservés dans le Capitole : les livres sibyllins. Les prêtres qui gardaient les livres sibyllins, pour peu qu’ils eussent le goût poétique, pouvaient proposer de nombreux thèmes à leur imagination. Les trouvant plus chers — aux deux sens du mot — d’être un reste et un débris, éprouvèrent peut-être déjà cette poésie des ruines que les Orientaux et les Grecs ignorèrent et que les grands Latins allaient donner à l’humanité. Mais aussi, dans ces corporations de devins, où l’esprit était tendu tout entier vers le futur, où l’on contractait comme à Delphes un sens inquiet et scrupuleux de l’avenir pareil à celui du passé chez nos historiens, peut-être, en pensant aux six livres perdus, dut-on songer que cette proportion d’un tiers dans notre connaissance possible de l’avenir était à peu près normale et proportionnée à l’intelligence humaine. L’étude de l’histoire peut nous amener à conclure qu’en matière historique il y a des lois et que ce qui a été sera. Elle peut aussi nous conduire à penser que la durée historique comporte autant d’imprévisible que la durée psychologique, et que l’histoire figure un apport incessant d’irréductible et de nouveau. Les deux raisonnements sont également vrais et se mettraient face à face comme les preuves des antinomies kantiennes. Mais à la longue l’impression nous vient que dans la réalité les deux ordres auxquels ils correspondent sont mêlés indiscernablement, que ce qui est raisonnablement prévisible existe, débordé de toutes parts par ce qui ne l’est point, par ce qui a pour essence de ne point l’être, que l’intelligence humaine, appliquée à la pratique, doit sans cesse faire une moyenne entre les deux tableaux, et que cette proportion d’un tiers prévisible (dépourvue de sens au point de vue théorique) constituerait une croyance pragmatique assez saine, fournirait une bonne base à la sage Descartomancie que prêche un journaliste qui n’est point du tout une bête, M. Louis Forest. Ce tiers prévisible, fondé sur la régularité des lois de l’univers, suffit, quand nous savons l’exploiter, à notre action et à l’enchaînement à peu près raisonnable de notre vie individuelle et sociale. Sans lui nous ne saurions vivre. Mais sans les deux tiers d’imprévisible nous ne vivrions pas davantage, ou plutôt nous vivrions à l’état de machine. La Sibylle avait dû vendre au roi de Rome plus cher encore une prévision de trois neuvièmes qu’une prévision de neuf neuvièmes. Une prévision complète de l’avenir enlèverait à notre action tout son caractère humain, vivant, tragique. Et, à notre intelligence, elle n’offrirait aucun intérêt. Nous connaîtrions deux passés, l’un en arrière, l’autre en avant. Une histoire de l’avenir, doublant l’histoire du passé, à quoi bon, alors qu’une vie d’homme, absorbée par l’histoire et oublieuse de tout le reste, arrive juste à connaître de ce passé un lambeau ou des poussières ? Le passé m’offre toujours assez de nouveau, dussè-je vivre cent ans, pour que le nouveau d’un avenir intégralement prévisible me paraisse superflu. N’imitons pas ce bachelier à qui ses professeurs avaient donné pour Sophocle une estime qui lui faisait déplorer profondément la perte de cent de ses pièces, mais n’avait pas suffi pour qu’il eût jamais consenti à lire une des sept qui nous sont demeurées. En histoire comme ailleurs, le tiers d’avenir prévisible donne du poids, un sens, une portée, à notre connaissance du passé, les deux tiers imprévisibles lui fournissent une atmosphère et des ailes. À un certain degré de raréfaction le prévisible et l’imprévisible finissent par se confondre. Sur le chemin de l’histoire des livres sibyllins on pourrait placer ce conte d’Orient que rapporte Anatole France. Une histoire du monde, composée sur l’ordre d’un prince par tous les savants de son royaume et qui charge je ne sais combien de chameaux, finit par s’abréger, de résumé en résumé, en cette ligne : ils vécurent, ils souffrirent, ils moururent. Elle résume aussi bien l’histoire future que l’histoire passée : un pur ?t?µa ?? ?e?. ? L’histoire de la sibylle de Cumes, sa variante sur le beau proverbe delphique : la moitié est plus que le tout, me venaient souvent, pendant la guerre, à l’imagination. Lorsque j’étais obligé de limiter ma bibliothèque à ce que peut recevoir un sac de soldat, trois livres me suffisaient (six volumes qu’avec de la complaisance finissaient toujours par contenir Azor et son cortège de musettes), un Montaigne, un Virgile, un Thucydide. Un soldat de 1914 pouvait être un homme qui vit avec poésie un moment important de l’histoire, et comme à l’étape on puise dans sa main l’eau des sources, confondues ici avec des essences éternelles, en Montaigne je puisais l’eau de la vie, en Virgile l’eau de la poésie, en Thucydide l’eau de l’histoire. Les trois formes, Naïades, Nymphes ou Parques, française, latine et grecque, s’enchaînaient comme un chœur parfait autour de mon sac, et une sibylle ingénieuse m’enseignait que, reste et témoin de milliers d’autres, cette bibliothèque de trois livres était strictement d’un prix plus haut que les six et les neuf, les dix et les cent, les mille et les dix mille, aujourd’hui lointains, inexistants, brûlés. J’ai écrit beaucoup dans les marges de tous trois (je n’ai jamais plus barbouillé de papier que pendant ces quatre ans). Les marges sont ici une façon de parler. J’écrivais sur des feuilles auxquelles j’avais bien soin de donner la figure extérieure de lettres. L’apparence d’écrire des « mémoires » vous attirait, dans nos tribus nomades, des étonnements et des quolibets. Rien de plus naturel. Écrire pour soi est aussi absurde, socialement, que parler tout haut à soi et pour soi. Le dialogue étant la forme normale de l’écriture, mes lignes en prenaient l’apparence. Et ce n’était point qu’une apparence. J’entrais aussi docilement dans cet habit que dans mon bourgeron ; ce sont bien des lettres à Montaigne ou à Thucydide, tous ces petits morceaux de papier que je garde dans un meuble, et d’où je tire aujourd’hui ce livre, des correspondances entre un front de guerre et un arrière de paix, entre l’aujourd’hui et l’hier, entre le moment et la chose de toujours. Cette chose de toujours que Thucydide a voulu réaliser dans son livre, elle a reçu de cette guerre sa preuve authentique. Il est beau de voir les lignes de la guerre entre les nations épouser les lignes de la guerre entre les cités, telles que les a isolées et retracées le génie solitaire du fils d’Oloros. L’Histoire de la Guerre du Péloponèse cristallise comme un diamant lumineux le tiers prévisible que comportait la guerre mondiale. Entre ce cartouche oriental du : ils vécurent, ils souffrirent, ils moururent, — et le détail innombrable, toujours nouveau de l’histoire, l’esprit grec a compris qu’il y avait place pour un raccourci à la fois généralisateur et vivant, faiseur d’ordre et créateur d’humanité. Clio comme la sibylle de Cumes, s’est arrêtée en un point, en une juste mesure digne de ce Capitole qui garde l’écrit où la sagesse la fixa. L’histoire de Thucydide développe, rend présents, vivants et ordonnés, comme des frontons du Parthénon, les thèmes éternels de la vie, de la souffrance et de la mort tels qu’il s’imposent à l’homme constructeur, destructeur et défenseur de cités. Ils nous arrêtent en un point solide, en un foyer indestructible de l’esprit. Par eux lentement notre intelligence prend de la dureté et du poids, ainsi que les madriers et les poutres de la construction primitive sont devenus, dans le temple grec, pierre et marbre, et ont transporté intact à une matière solide et compacte le détail même des formes qu’inspira la matière encore molle et docile du bois. CHAPITRE PREMIER
L’HISTORIEN Thucydide, bien qu’il ait eu dès le début de la guerre l’intention de se consacrer à son histoire, écrit sans doute sur l’histoire faute de pouvoir faire l’histoire, être de l’histoire. On lui donnerait volontiers pour devise le mot de son contemporain Démocrite : ????? s??? ?????. Le discours est l’ombre de l’action. Mais la merveille de l’esprit humain ne...




