E-Book, Französisch, 215 Seiten
ISBN: 978-3-96661-098-8
Verlag: Librorium Editions
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
Charles Ferdinand Ramuz, né à Lausanne le 24 septembre 1878 et mort à Pully le 23 mai 1947, est un écrivain et poète suisse dont l'uvre comprend des romans, des essais et des poèmes où figurent au premier plan les espoirs et les désirs de l'Homme.
Autoren/Hrsg.
Weitere Infos & Material
II
Drôle de temps que c’est et plein de contradictions, n’est-ce pas ? les uns ont tout, les autres rien. On cherche à comprendre. Quand on voit la moisson qu’on aura cette année, on n’arrive pas à se représenter qu’il y ait des pays où on meure de faim. On dit que le mark est à 66 et partout la puissance d’achat de l’argent a diminué au moins de la moitié ; nous, notre argent est en terres : or, la terre a doublé de prix. On dit qu’il y a des famines un peu partout dans le monde ; nulle part ici la famine n’est criée, bien au contraire, comme vous voyez, c’est l’abondance qui est criée ; partout les champs qui la déclarent, roses d’esparcette, gris d’avoine, ou d’avance couleur de pain à cause du blé qui a bruni. On dit également qu’il y a beaucoup de maladies dans le pays, terriblement de maladies : mais, disent les gens incrédules, est-ce qu’il n’y en a pas toujours eu ? est-ce que les savants dans les journaux n’annoncent pas qu’il faut s’attendre, tous les vingt ou trente ans, à ces retours d’épidémies ? Ailleurs ils ont des tués par milliers, dizaines de milliers, centaines de milliers : ici les murs du petit cimetière, quoique bas, n’ont pas été débordés ; cinquante ans de nos morts tiennent à l’aise derrière, toute la collection de ceux dont on est sortis, depuis le temps de nos grands-pères et grand’mères, sans qu’on ait eu besoin de s’en débarrasser. Et ailleurs tremblent les maisons, quand la pièce lourde lâche son coup ; elles penchent d’un côté, de l’autre, comme si elles allaient tomber, il leur faut un moment pour retrouver leur équilibre ; ici on entend bien le canon, mais c’est un canon pas méchant, c’est l’artillerie qui s’exerce, écoutez, ils tirent à Bière, personne n’y fait attention. À l’auberge de commune, le syndic était en train de causer avec le nommé Christinet, qui passait pour avoir gagné une centaine de mille francs depuis le commencement de la guerre. Christinet disait : — Ça va bien ! Le vieux fer, le cuivre, le laiton, l’étain, le papier, le tartre, les peaux de lapin ; Christinet de nouveau : — Ça va bien ! Est-ce de son commerce qu’il parle, ou bien s’il fait allusion aux bonnes nouvelles qu’on a de la guerre, car elles sont bonnes ce matin ; mais le syndic sait lui répondre. — Ça va même trop bien, dis donc ! Lui, c’est de la guerre qu’il parle ; si elle va si bien que ça, elle ne durera plus longtemps ; alors, finie la guerre, Christinet, fini le bon temps. Christinet vous a regardé le syndic par-dessus la table : — Tu crois ? Il se met à rire. — On est plus malin que ça ! Deux hommes entrent, il fait bon. Il y a toute une collection de bouteilles. Des blanches, des roses, des jaunes, des vertes : kirsch, grenadine, menthe, anisette. Et les hommes : — Eh bien ! dites donc, ça va bien ! — Ça va même joliment bien. C’est les nouvelles de ce matin. Montdidier pris, la Marne repassée, deux millions d’Américains qui arrivent, tout le front allemand qui craque, 150, 200, 250 kilomètres de front, ça va joliment bien, buvons ! On avait rapporté un litre ; ils trinquèrent tous les quatre. Le patron s’approcha à son tour : « Va chercher un verre » ; il revint, il but lui aussi. Drôle de temps, partout des malheurs et des deuils ; partout des morts, des ruines, du sang ; et pourtant ça va bien ici, ça va bien pour nous, disent-ils, ou quoi ? Et puis les nouvelles sont bonnes, et puis encore il fait beau temps. — Santé ! — Santé ! — Et les Allemands sont foutus, dit Christinet… Patron, c’est moi qui paie. Une bouteille de vin bouché. Ils n’entendirent pas la porte s’ouvrir, ils n’ont pas vu tout de suite que Caille était entré. Caille souleva son chapeau et, tout en s’avançant, avait entr’ouvert sa sacoche. Puis il s’arrête, baisse la tête pour prendre ses brochures qui ont un titre : PRÉDICTIONS SUR LES TEMPS NOUVEAUX et un sous-titre : À la lumière de l’Apocalypse il la relève ; mais tout à coup alors il y eut comme un mur devant lui. Parce qu’on le regardait. Il y a ces quatre qui le regardent. Ils sont là les quatre ; ils se sont arrêtés dans le milieu d’un mot ou d’un geste, un commencement de mot à la bouche, le geste pas fini resté en route devant eux : qu’est-ce qu’il nous veut, ce monsieur ? Et puis le mouvement non achevé se change en un déplacement des yeux ; voilà alors quatre paires d’yeux qui vous parcourent, de haut en bas, de bas en haut, deux ou trois fois ; qu’est-ce qu’il nous veut, celui-là ? la drôle de mine qu’il a ! Caille tint bon. Il est écrit : Aide-toi toi-même, et puis la Parole était devant lui. Il tenait sa sacoche ouverte : « Excusez-moi, messieurs », et en même temps tendant la brochure : « Peut-être… » Christinet éclata de rire : — Pas besoin d’explications, on sait ce que c’est… Il reprenait : — Combien ça coûte ? Il a dit : — Combien est-ce qu’on est ? Il nous en faut une à chacun. On est quatre. Donnez-nous-en quatre. Il sortait un portefeuille plein de billets, dont de cent francs (peut-être n’est-on pas fâché de faire voir qu’on n’en manque pas) ; sans même attendre la réponse de Caille, il lui tendait un billet de vingt francs : « Allez, payez-vous ; moi, ça m’intéresse… » Et Caille rendait la monnaie : — Tiens, ça fait juste cent sous, ça va bien… J’aime les chiffres ronds… Seulement je voudrais bien savoir… Et, montrant le titre : Prédictions : — Hé ! vous autres, vous voyez ça… Eh bien ! ce que je voudrais savoir c’est ce qu’on va faire de Guillaume. Ça doit être dit dans vos papiers… Mais Caille fit un geste pour dire qu’il ne savait pas. Le Livre ne s’occupe pas des personnes. Tout au plus, y est-il fait allusion à Sept Rois, et le dernier n’est point venu encore ; quand il sera venu, dit le Livre, il ne durera qu’un peu de temps. Il y eut une déception, puis Christinet s’est consolé : — Eh bien ! tant mieux s’il ne dure pas ; nous autres, on est républicains. Il riait de nouveau. « Ça, c’est vrai ! » disait le syndic. Puis ils se sont remis à parler entre eux bruyamment, sans plus s’occuper de Caille. Le soleil lui fit mal aux yeux, avec ce ciel fraîchement rétamé, la route qui était comme une page non écrite. Il se sentait pourtant tout encouragé (de quoi on a besoin quand même), à cause des quatre brochures qu’il avait vendues, et se mit à marcher plus vite, malgré la chaleur qu’il faisait. Dieu nous secourt, mais c’est alors à nous de lui prouver qu’on a mérité ce secours par plus de zèle encore et de docilité à ses ordres ; en conséquence de quoi, il se dirigea sans retard vers la première des maisons qui se voyaient après l’auberge ; une belle, avec une grille, des lauriers-roses dans des tonneaux peints en vert, une sonnette à poignée de cuivre. Ce commencement de village consiste ainsi d’abord en bâtiments assez espacés, une ou deux fermes, des granges, des remises ; c’est plus loin seulement que la route devient rue, après qu’elle a coupé une autre rue, mise en travers. Là, des métiers vous regardent venir ; le tonnelier se tenait à côté d’une grande cuve en sapin qu’il était en train de cercler. Le tonnelier patron pose son marteau à bout étroit sur le cercle ; l’ouvrier, levant des deux bras sa masse de fer à long manche, donne le coup à la volée. Et voilà la cuve qui vous chante : « Venez voir comment on est. » Le coup. « Venez voir, et si on tient bon. » Le coup. « On nous croirait creusées au couteau dans du cœur de chêne, mais c’est qu’on a été soignées. » Et le coup qui vient : « Ça y est… On nous croirait coulées en béton ou en fonte… » Le coup. « Comme c’est la mode à présent, mais la vieille mode vaut mieux… » « Parce qu’on peut chanter, nous autres, et on peut se faire entendre. » En effet, la cuve ne s’en privait pas, toute la rue remplie par sa chanson, la rue même pas assez importante pour la contenir en entier ; et, se répandant par-dessus les toits, elle allait au loin dans les champs s’annoncer à ceux qui y sont et sur le lac où il y a les bateaux, les barques, des hommes dans les bateaux, des hommes dans les barques. Caille parut et tendit sa brochure. Le tonnelier dit non ; la tine tout de suite après : « Non ! » Caille n’insista pas ; il entrait déjà, quelques pas plus loin, dans...