Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique
E-Book, Französisch, 550 Seiten
ISBN: 978-3-96858-550-5
Verlag: Librorium Editions
Format: EPUB
Kopierschutz: 6 - ePub Watermark
Maurice Blondel, né le 2 novembre 1861 à Dijon et mort le 4 juin 1949 à Aix-en-Provence, est un philosophe français. Il a développé une philosophie de l'action intégrant des éléments du pragmatisme moderne dans le contexte de la philosophie chrétienne.
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CHAPITRE II - QU’ON ÉCHOUE A SUPPRIMER LE PROBLEME MORAL ET COMMENT
L’esthète se rit des réfutations, qui visant un cœur passent à côté d’une ombre agile : il a peut-être raison. Mais que ce puissant analyste regarde, avec l’attention qu’il accorde à tant d’autres spectacles, ce jeu d’oscillations infinitésimales par où il se rend insaisissable. Dans sa nolonté même, il démêlera une duplicité volontaire. Ne rien vouloir, tout court, ce serait bien, si c’était un état simple ; l’élan spontané de la vie et de la curiosité que ne troublerait aucune réflexion irait tout droit, on ne sait où, sans retour ni repli de conscience. Mais cette simplicité et cette candeur, cette ignorance et cette abnégation de soi ne sont point les vertus ordinaires des raffinés ; elles ne sauraient l’être, du moment où ils jouissent de leur propre subtilité : car toute connaissance distincte d’une disposition intime suppose, grâce à cette loi scientifique qu’ils recueillent des associationnistes et qu’ils nomment la discrimination, la conscience d’un état contrastant. Savoir qu’on ne veut rien, c’est ne rien vouloir. Et « je ne veux pas vouloir », nolo velle, se traduit immédiatement dans le langage de la réflexion en ces deux mots : « je veux ne pas vouloir », volo nolle. A moins de faire violence aux lois de la conscience, non pas morale, mais psychologique, à moins de dissimuler sous une subtilité toute verbale la vérité des choses, le seul sentiment d’une absence de volonté implique l’idée d’une volonté qui ne veut pas et qui abdique. Les précautions savantes, le jeu d’équilibre instable, tous ces raffinements de dialectique par où s’échappent nos spirituels voltigeurs, manifestent une dualité intellectuelle : au nom de la loi qu’ils se font de l’universelle relativité, il faut mettre à nu l’ambiguïté dont ils se couvrent. Ils savent qu’il y a un problème, et ils ne veulent pas le savoir. Une ignorance délibérée n’est plus une ignorance ; ils limitent artificiellement leur curiosité naturelle et truquent leur sincérité. C’est donc par où leur expérience est incomplète et trompeuse qu’en raison même de cette dissension intestine, ils gardent la conscience et la jouissance de leur disposition ambiguë. Ce n’est point dire assez. Cette dualité nécessaire de l’esprit, on doit montrer qu’elle procède d’une duplicité de la volonté ; car c’est toujours dans le fond des consciences, au principe même de la sincérité agissante qu’il faut découvrir en chacun le secret du jugement à porter sur chacun. Quel est donc ce double mouvement volontaire dont se compose l’attitude équivoque de l’esthète, et comment en résoudre les contradictions intimes ? I Etre toute pensée, toute sensation et toute expérience, c’est une belle méthode d’universelle désillusion ; et il serait commode, du haut de cette pleine science de la vanité, de railler la courte vue des barbares qui donnent encore un nom à chaque chose et croient à la vie. Il ne subsiste qu’une petite difficulté, c’est que cette science n’est jamais pleine, c’est que l’expérience n’est jamais achevée ni concluante, c’est que pour commencer l’essai, pour y persévérer, pour le compléter par anticipation, une hypothèse, sans contrôle définitif, reste toujours indispensable. Vainement, après qu’il a reconnu les entraves décisives de sa méthode, l’esthète-ascète cherche, en multipliant ses expérimentations, à éprouver comme plusieurs vies contraires à la fois ; il sent qu’à tout instant, tandis qu’il s’enchante de ses propres émotions, un artiste admirable mais incomplet meurt en lui pour renaître toujours périssable et toujours immortel. Il ne saura jamais la vanité de tout s’il n’a pas tout épuisé, et jamais ni lui ni personne n’épuisera tout jusqu’au fond. L’homme de sacrifice, lui, peut avoir en se privant une expérience totale, faire une vérification complète et recevoir une confirmation intérieure de sa conception de la vie ; la conception de l’esthète qui jouit de tout demeure une fiction sans preuve possible : du naïf ou du blasé, c’est le naïf qui est le plus expérimenté, celui du moins dont l’attitude est fondée sur une expérience positive, et le moins trompé peut-être parce qu’il n’a pas cette prétention injustifiée de n’être dupe de rien en connaissant la duperie de tout. S’il n’est besoin d’aucun postulat pour accepter d’abord et pour résoudre virilement dans la pratique le problème du devoir, il en faut donc un pour contredire la conscience et pour tenter les expériences que, sans qu’on sache pourquoi, elle désapprouve. Quelle est cette secrète hypothèse, et sur quelle volonté profonde s’édifie-t-elle ? Jouer et jouir, comme si l’on savait, comme si l’on éprouvait la vanité de tout tandis qu’on ne l’a pas éprouvée et qu’on ne le sait pas parce qu’il est impossible de l’éprouver et de le savoir, c’est préjuger toute question sous prétexte de supprimer toute question, et admettre par une anticipation arbitraire qu’il n’y a ni réalité ni vérité. Où l’artifice paraît, où le masque tombe, c’est devant ce qu’on nomme l’intolérance : point douloureux et exaspéré dans les consciences contemporaines, signe de contradiction et pierre de scandale. Esprits larges et libres, vous ne voulez rien exclure ; vous excluez donc le dogme qui (quelle qu’en soit la valeur, question réservée) n’est qu’autant qu’il est exclusif. Le tout est de savoir si ce que vous embrassez dans vos plus vastes synthèses n’est pas infiniment petit au prix de ce que vous perdez, et si vous ne prenez pas tout pour vous hors la vérité qui est. Car vous avez beau prétendre accaparer toute l’âme des doctrines absolues, en comprendre l’intérêt relatif et en goûter la beauté symbolique ; en laissant, en repoussant ce qui en faisait l’unité et la vie, vous n’avez plus que le corps inerte et déchiré ; l’esprit sans la lettre n’est plus l’esprit. Vous avez prétendu trouver un passage qui n’existe pas entre ces deux paroles inévitables : « qui n’est pas pour moi est contre moi ; qui n’est pas contre moi est pour moi ». Quelque chose s’est dressé que vous ne pouvez admettre parce qu’il repousse ce que vous admettez, que vous ne pouvez comprendre, parce qu’il est fermé à la pure curiosité, que vous niez et que vous haïssez sans mélange de doute et d’amour, parce qu’on ne l’aime que sans mélange de haine. Cette disposition d’âme, entière et simple, n’existe pas pour vous, vous ne la connaissez pas : c’est donc que vous prenez résolument une attitude résolue, et que comme le commun des hommes, barbares en ce point, vous avez votre manière décidée d’être, de penser, de vouloir et d’exclure. « Etre intolérant d’intolérance », comme disent quelques-uns, qu’est-ce que cela ? c’est signifier qu’on n’admet pas qu’il y ait une vérité reconnaissable à l’homme, utile à l’harmonie sociale comme à la vie de chacun ; c’est signifier qu’on admet que toutes les opinions ont un égal droit au respect, que si aucune n’est fausse absolument, aucune non plus n’est vraie absolument. Que de problèmes on préjuge en évitant d’en résoudre ou d’en poser aucun ! Et quand le dogme ne se borne pas à offrir à votre raison un ultimatum intransigeant, tout ou rien ; quand réclamant la volonté et la machine entière, il prétend gouverner l’intérieur et l’extérieur des actes, vous qui ne voulez rien, voudrez-vous céder ou résister ? S’il y a en vous un mouvement de protestation et de révolte, si vous vous indignez de la violence qui vous semble faite puisque vous ne pouvez vous empêcher ou de marcher sous un joug ou de soutenir une guerre que vous ne vouliez pas déclarer, voilà un acte défensif qui groupe vos forces artificieusement dispersées, et qui, les coalisant dans un élan commun, manifeste le fond le plus intime, le plus personnel, le centre solide et résistant auxquels sont enchaînés les caprices les plus errants et les plus libres fantaisies de l’esthétisme. Je ne blâme pas, je n’explique pas, je constate. Devant ce qui vous forcerait à agir, vous agissez. La fête est troublée, le plan déconcerté : en vous faisant une science et une règle de la neutralité vous devenez militants, et sous prétexte de paix, vous croisez la baïonnette. Vous avez pris parti ; et vous vous étonneriez volontiers que les faits ne répondent plus à votre théorie dirigée contre les faits : votre hypothèse, c’est qu’il n’y a rien de réel ni de faux, comme si tout était indifférent, comme si tout était équivalent. Et pourtant si la vérité est, elle est : supposition qui paraît simple et légitime, et c’est la seule que vous vous interdisez. Qu’est-ce donc qui vous empêche de la faire ; et pourquoi, après que vous avez rendu la vie insignifiante et vaine en vous plaisant à être dupés, la faites-vous si fière, si pleine d’elle-même, si amoureuse de ses aises, si suffisante que vous ne consentez plus à en rien aliéner ? II En face d’une vérité qui se prétend exclusive et devant l’impôt despotique de l’action si l’on regimbe ou si l’on s’esquive, c’est qu’on se fait de soi, de ses droits, de son indépendance un idéal qu’on aime et qu’on veut ; on veut être, puisqu’on pose déjà ses conditions. Quand elle se dérobe à une poursuite offensante, tour à tour oiseau, brise, fleur, onde, Magali a au...